#35 : Rosie la Raquetteuse
Poing levé, enserrant fermement une gracile raquette, une pin-up à poigne, glamour et virile, retrousse ses manches, pour inviter toutes les reines du bad à investir un tournoi « exclusivement féminin ! ».
Pour inciter les dames à s’engager en force dans ce « 8ème Badareine » (2022), les affichistes de Badabourg (Bourg-la-Reine) ont détourné un poster US datant de 1943... Une illustration alors passée quasiment inaperçue, aujourd’hui mondialement connue sous le nom de « We Can Do It ! » (« On peut le faire ! »), du slogan volontariste qu’elle illustrait, ou de « Rosie la Riveteuse ». Un titre qui ne lui fut accolé que tardivement, dans les années 1990, reprenant à son compte celui donné à une réalisation, publiée la même année, du célèbre illustrateur de presse new-yorkais Norman Rockwell (voir ci-dessous), représentant une Rosie charpentée, prenant sa pose déjeuner
Décontractée, le regard dominateur (la moue presque dédaigneuse), sure d’elle, cette « géante » (Rockwell avait délibérément exagéré l’anatomie de son modèle), aux bras de catcheuse et aux cuisses robustes, sur lesquelles repose un imposant pistolet à rivet, écrase nonchalamment un exemplaire de Mein Kampf. Le 29 mai 1943, l’image de cette ouvrière hors norme illustrait la Une du Saturday Evening Post et connaissait un succès foudroyant. Son titre empruntait à une ritournelle populaire de 1942, chantée par les Four Vagabonds, évoquant une ouvrière assemblant les éléments des bombardiers à l’aide de rivets. Quant à la pose prise par Rosie, elle reprend quasi à l’identique celle du prophète Isaïe, peint, en 1509, par Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine (Vatican) (voir ci-dessous).
Ce n’est qu’au mitan des années 1980 que la Rosie de « We Can Do It ! », que l’on doit au dessinateur américain John Howard Miller, sortira de l’anonymat pour progressivement devenir une « icône emblématique de la lutte pour les droits des femmes » [1]. Elle est désormais utilisée, réinvestie ou réinterprétée, par les mouvements féministes et de luttes contre les inégalités et les discriminations, pour exprimer leur détermination à mener collectivement un combat d'émancipation.
Les Girls au turbin !
Pourtant, à sa publication, il y a 80 ans, cette affiche d’une ouvrière américaine jeune et sexy, d’une mécano de charme et de choc, était paradoxalement loin d’être une ode à la libération des femmes et aux antipodes de prôner un quelconque Girl Power ! Elle visait essentiellement à mobiliser et enrôler une main d’œuvre féminine, pour remplacer, sur les chaînes de montage, les hommes partis combattre en Europe ou dans le Pacifique. Les américaines étaient appelées à prendre le chemin de l’usine, et à y travailler sans compter, pour soutenir l’effort de guerre, en boostant la production d’armement !
« All the day long, whether rain or shine
She’s a part of the assembly line
She’s making history, working for victory. »
(Extrait de Rosie la Riveteuse, de Redd Evans et John Jacob Loeb, 1942)
Placardée seulement une quinzaine de jours, du 15 au 28 février 1943, dans quelques usines d’une compagnie US d’électricité (la Westinghouse Electric Manufacturing Company), ce poster faisait partie d’une vaste campagne visant à pousser toutes les américaines, en capacité de pallier à la subite pénurie de main d’œuvre mâle, à mettre leurs forces au service de l’industrie de guerre. Ces soldates de l’arrière avaient pour mission de tenir le front intérieur (« the American home front »), en faisant tourner les usines à plein régime, jusqu’à la victoire (et le retour des hommes aux manettes). Les femmes, issues de la classe ouvrière et des classes moyennes, furent ainsi mobilisées et poussées à se montrer aussi productives que les hommes, si ce n’est plus, tout en gardant intact leur charme (pour ne pas dire leur sex appeal).
Cette « promotion » du travail féminin était loin d’œuvrer à une quelconque libération. S’il leur était demandé d’accumuler les heures supplémentaires (« workin’overtime on the riveting machine », comme le chantaient les Four Vagabonds), leurs salaires restaient nettement inférieurs à ceux des hommes. Et, la guerre terminée, elles furent poussées, souvent contre leur gré, à retourner s’occuper essentiellement de leur foyer (8à% d'entre-elles perdirent leur travail en 1945, souligne Mathilde Larrère [2]). Cette injonction à prendre la place des hommes n’était que transitoire et ne concernait principalement que des postes subalternes, très rarement des postes de direction. C’est une main d’œuvre moins coûteuse, corvéable et peu encline à la contestation, que souhaitait le patronat.
Together We Can Do It !, entre 1941 et 1945
Office for Emergency Management
Office of War Information - Domestic Operation Branch
L’injonction « We Can Do It ! », qui accompagnait et donnait sens à l’image, serait d’ailleurs le raccourci d’un autre slogan, placardé un an plutôt dans les usines de la General Motors : Together, we can do it (« Ensemble, nous pouvons le faire »). Une formule qui, au nom de l’effort de guerre, appelait à la « réconciliation entre patronat et syndicats ouvriers » [3]. Cet « outil de propagande patronale » représentait, côte-à-côte, deux solides avant-bras d’hommes mûrs, celui d’un ouvrier et celui d’un patron se retroussant les manches de concert. Travailleurs et chefs d’entreprises – les mains qui œuvrent (Labor) et celles qui dirigent (Management) – se devaient d’être solidaires, de travailler au coude à coude, pour alimenter la machine de guerre, afin que les GI de l’US Army continuent à faire feu (« Keep’em firing ! »).
Le poing fermé et levé de Rosie n’avait alors rien de rebelle, ni de révolutionnaire. Il était plutôt un signe de ralliement et d’allégeance à une cause nationale, l’affichage d’un nécessaire engagement patriotique (le bleu, le jaune, le rouge du bandana parsemé de points blancs renvoient au drapeau national tricolore et étoilé) [4].
Sa radicalité, sa symbolique émancipatoire, illustration de colères féministes et d’engagements solidaires pour les libertés, ne viendra que des années plus tard ! Après qu’en 1984, un unique exemplaire soit exhumé des Archives nationales américaines, où il avait été déposé presque par hasard, pour être discrètement imprimé sous forme de cartes postales à des fins commerciales, surfant sur la mode du vintage et du pop art. L’illustration sera ensuite repérée par des féministes qui, voyant dans cette jeune femme déterminée un étendard pour leurs revendications, se la réapproprieront.
Regard franc, bras plié, point levé – l’icône se rebelle
Cette image d’une jeune femme forte, courageuse, combative et victorieuse, biscottos en évidence, un peu à la Popeye the Sailor Man, exprime sans conteste une détermination. Elle est porteuse d’une énergie, appelle à l’action, à l’implication, à la mobilisation.
Tout en jouant d’un pouvoir de séduction, au look rock and roll, la posture adoptée est virile. Le rimmel, le délicat du rouge à lèvre, la finesse des traits (sourcils épilés), surlignent un visage volontariste (sourcil gauche haussé, indice de conflit et de dominance), signe d’une résolution à batailler, à prendre son destin en main sans s’en laisser compter. (Notons que le côté séductrice de la beauté en bleu de travail n’avait pas du tout retenu l’attention des premières féministes de l’hexagone, ce ne sont que les générations suivantes qui l’adoptèrent, soutenant que l’on pouvait être « belle et rebelle », rester femme tout en combattant les préjugés liées à la féminité. Un slogan depuis repris et totalement dévoyé par l’industrie de la mode, pour être placardé sur des vêtements féminins).
Ce qui accroche d’emblée, c’est le regard persuasif, plein d’assurance et de fierté, qui fixe et toise, celles (et ceux) qu’il interpelle, sans ciller ni sourire, droit dans les yeux, déterminé. C’est ensuite l’appel au combat, à la lutte (militante) qui se dégage de ce buste solidement fixé, d’aplomb (droit dans ses convictions), qui va de l’avant et pivote vers le public pour exposer toute sa vitalité combative, quitte, si nécessaire, à faire le coup de poing contre ses oppresseurs.
Il y a un mixte de témérité, de menace bravache et de contestation dans cette gestuelle de puncheuse qui tient du bras d’honneur (ce qui n’était nullement, bien sûr l’intention de son concepteur). Une attitude qui relève du défi physique, du bras de fer, du fight. À la fois contestation du pouvoir (masculin, du machisme) et volonté de prise de pouvoir par un groupe opprimé, exploité, déclassé ou sous-représenté, en lutte pour l’égalité de ses droits. Une « minorité » qui n’a plus peur/honte de revendiquer sa place au nom de l’empowerment ! [6]
Cette affiche vise un « effet démultiplicateur ». C’est une figure héroïque, une battante, à laquelle s’identifier, qui exalte à l’action collective, à la solidarité, au soulèvement. Une figure de l’agir ensemble, de la lutte collective, du regroupement militant. Se rassembler, faire nombre, en ne comptant que sur ses propres forces, pour avancer et enfoncer les barrières de genre.
Elle sonne comme un encouragement à aller de l’avant, en emboitant résolument le pas à cette porteuse d’étendard, pour, ici, foncer raquette au clair, au cri de « Badareine » !
BACB - Bourges (18) - 2022 |
Notes :
[1] Catherine Mallaval et Mathieu Nocent, La Véritable Histoire de Rosie la Riveuteuse. Itinéraire féministe , Paris, J’ai Lu, Collection Librio n° 1264, 2019, p. 45. Revenir au texte
[2] Cf. Mathilde Larrère, Rage against the Machisme, Éditions du Détour, 2020, p. 138. Introduction, extraits et table des matières : Ici. Revenir au texte
[3] Catherine Mallaval et Mathieu Nocent, op. cit., p. 65. Revenir au texte
[4] Cf. Alexandre SUMPF, « Une icône féministe », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 11 février 2022. Consultable Ici. Revenir au texte
[5] Gilles Vergnon, « Le “poing levé”, du rite soldatique au rite de masse. Jalons pour l’histoire du rite politique », in Le Mouvement Social, 2005/3 (N° 212), pp. 77-91. Disponible sur CAIRN.INFO : Ici. Revenir au texte
[6] Empowerment, parfois traduit en français par empouvoirement, « permet à un groupe d’augmenter sa qualité de vie en prenant conscience de son pouvoir d’action collective et d’émancipation par rapport au dominant, en se rendant compte de l’oppression intériorisée. » Sur la dénaturation, l’édulcoration, la dépolitisation et l’instrumentalisation de ce concept militant, voir Sophie Cartier, « “ Empoverment”, un mot qui perd de son pouvoir », Le Devoir , 1er août 2017 : Ici. Revenir au texte
Biblio :
- Gunthert André, « “Rosie la Riveteuse”, ou la force au féminin », 29 juillet 2020. Disponible en ligne sur Imagesociale.fr : Ici.
- Larrère Mathilde, Rage against the Machisme, Éditions du Détour, 2020. Introduction, extraits et table des matières : Ici.
- Mallaval Catherine et Nocent Mathieu, La Véritable Histoire de Rosie la Riveteuse. Itinéraire féministe, Paris, J’ai Lu, Collection Librio n°1264, 2019.
- Ourahmoune Nacima, « Rosie la Riveteuse, figure controversée de la lutte féministe », 23 mars 2020. Site The Conversation : Ici.
- Poirson Martial, « We can do it ! », L’Histoire, mars 2011. Consultable en ligne : Ici.
- Shreyas R. Khrishnan, Devenir Rosie. Rosie la Riveteuse et la performativité du genre, Editions Cambourakis, 2017.