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Publié par Baillette Frédéric

#72 - Pour la Rose cause : Montrez cette affiche que je ne saurais voir !

    Une badiste héraultaise (sa représentation imagée) soulève haut son (nouveau) maillot aux couleurs du Badminton Club de Lunel, et, pour la rose cause, dévoile sa poitrine : une paire de seins aux aréoles aussi rondes que des pièces de 1 euros, comme un écho à ce Tournoi à 1 €, sans doute le moins cher de l’hexagone.
    Tournoi qui, malgré la « participation fédérale » de 2 euros (votée en 2018), contraignant les organisateurs à faire grimper l’inscription à 3 euros, a conservé son blaze de naissance comme marque de fabrique (voir à ce sujet l’Arrêt sur affiche : « #22 – “A vot’ bon bad, M’sieurs-dames !” (Tournoi sans prix – Tournois hors de prix…) ».
    Cette saison, la date du tournoi ayant dû être avancée, le staff du BCL-34 en a profité pour s’associer à la campagne annuelle de sensibilisation contre le cancer du sein : Octobre rose. Pour que son dépistage ne constitue plus un tabou !
    Le tournoi devrait donner lieu à une vente caritative d’affiches qui viendra s’ajouter aux autres bénéfices réalisés pour soutenir la recherche médicale.
 

Pince-moi (le téton), je cauchemarde !
   
Par frilosité, prudence, peur de choquer ou pudibonderie, la municipalité de Lunel, qui pourtant organise « une journée de mobilisation pour Octobre Rose » (et qui s’était récemment faite connaître, en osant le slogan aussi décalé qu’humoristique : Réouverture des maisons closes - soutenant son projet de réhabilitation des habitats vétustes), a préféré ne pas être associée à ce visuel, demandant que soit retiré le logo de la ville du bas de l’affiche (bandeau initialement partagé avec les sponsors du club).

    Est-ce la (pleine) vue de ces deux fières rotondités qui a poussé des élus à se désolidariser d’une mise à nu, militant pour une cause nationale ? Une représentation perçue (et jugée) dérangeante, « exposition » potentiellement choquante ?
    À moins que ce ne soit l’apparition d’une main (bronzée) qui délicatement pince un mamelon ? Semble tourner ce bouton comme pour monter le son, rendre audible la nécessité de la palpation à tout âge.
    Geste pourtant empli d’affection, de sollicitude, de prévenance, qui rappelle le tableau (abondamment reproduit) de Gabrielle d’Estrées et d’une de ses sœurs, l’une des œuvres françaises les plus célèbres du XVIème siècle, où la brune Juliette pince le sein de la blonde Gabrielle. Geste « anodin » par lequel (c’est une hypothèse) Juliette suggérerait que sa grande sœur était enceinte d’Henri IV (roi de France, dont elle fut le grand amour et la favorite) et que « son sein va bientôt nourrir un enfant princier » [1].
    (Un tableau anonyme, exposé au Louvre, qui a sans doute inconsciemment inspirée Delphine Jolivald, graphiste fondatrice de la société Délié Graphic [2], à qui l’on doit la composition de ce poster).
 

Anonyme, Gabrielle d'Estrées et l'une de ses sœurs, Vers 1594, Musée du Louvre

 

    Au-delà de cette exotique et chatouillante présence qui pourrait asticoter et agacer les imaginaires, il y a bien sûr ce volant cache-sexe ! Éventail, placé tout en bas de l’écran de nos fantasmes. Sorte de mini-pagne inversé qui rappellerait par trop une douce pilosité. Dentelle immaculée, à la virginale blancheur, étendard miniature d’un combat avant tout porté par des femmes. Suivez mon panache blanc !
    Un volant dont les badistes, lorsqu’ils servent, pincent délicatement la « robe » entre pouce et index. Un geste technique quasi identique à celui titillant le tétin…

    C’est sans doute ce tout, la globalité de ce nu pourtant lumineux, joyeusement réjouissant (presque rigolo), qui a conduit à cette prise de distance, à ce vade retro, devant un corps épanoui, certes conscient de ses vulnérabilités mais n’ayant aucune honte à afficher sa luxuriante présence au monde, sa nudité première (René Char).
    Corps de femme imaginaire (ce n'est qu'un dessin) exposant les fragilités de son intimité, nullement sur un mode érotique, mais audacieusement combatif. Nature et mature.

    Gageons que cette représentation aurait été mieux acceptée, si elle s’était interrompue à mi-buste. S’il n’y avait eu cet insondable et guilleret volant, ce plumage, en lieu et place du sexe féminin… Mais le sport porteur était du badminton dont un des principaux instruments du jeu est le volant.


Un regard sein
    Tel une paire d’yeux rondement écarquillés, cette paire de sein, nous fixe. Non pas pour nous faire baisser les yeux, mais pour nous interpeller et nous associer à cette lutte, en délivrant un message d’écoute et de bienveillance.

    Or, force est de constater que les affiches dédiées à Octobre Rose évitent les seins, leur préférant très majoritairement un symbolique ruban rose, au mieux les remplaçant par un soutien-gorge, les couvrant d’une orchidée, voire d’une paire de gants de boxe. Des représentations parfois accompagnés du slogan « Montrez vos seins ! » ou encore « Haut les seins ! »…

    Si le rose est partout décliné dans ses diverses tonalités, les appendices thoraciques féminins (comme disent les anatomistes) ne crèvent pas l’affiche. Au mieux les seins sont-ils stylisés, réduits à leur plus simple expression : deux (souriantes) demi-circonférences, remplacés par des demi-oranges (à presser ?), ou encore signifiés par un (explosif ?) ballon de baudruche (par ailleurs une affiche très réussie).

    Sans prôner l’exhibition militante, à l’image des Femen « qui font de leurs bustes le lieu privilégié de la lutte politique », on peut s’interroger, avec la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie (autrice en 2020 de Seins. En quête d’une libération [3]), sur cette curieuse absence, cette omission des seins dans les luttes féminines et donc aussi dans les campagnes siglées Octobre Rose.

« Couvrez ce sein que ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
»
Molière, Le Tartuffe ou l’imposteur, acte III, scène 2, 1664

 

    À l’instar du topless qui, sur les plages, tend à disparaître ou tout au moins à se fait discret (tandis que les fesses se découvrent), les seins nus sont non grata dans l’espace public, quand bien même ils ne seraient porteurs d’aucune promesse de nudité totale, à l'instar de Myriam qui, en 1981, s’affichait dans les plus grandes villes de France en annonçant un effeuillage programmé ! Poitrine, tout d'abord, dévoilée accompagnée d'une nouvelle promesse, celle d’enlever le bas. Parole tenue, deux jours plus tard. Mais, (mauvaise) surprise, entourloupe, cette fois-ci, Myriam, fait un pied de nez aux voyeuristes et à tous ceux qui vilipendèrent cette annonce, en leur tournant résolument le dos pour ne montrer que ses fesses (ce qui était déjà une pirouette quelque peu diabolique!). (Campagne publicitaire pour l’annonceur « Avenir, un annonceur qui tient ses promesses », à découvrir ICI)

    Pour éviter de froisser des sensibilités[4], de blesser ou choquer le quidam – plus prosaïquement, pour éviter de perdre des clients, de l’auditoire, des voix –, en matière de corps, les représentations passe-partout, aseptisées, consensuelles sont préférées. Surtout ne pas heurter les susceptibilités, éviter de déclencher, pour de «l’insignifiant» une Polémique qui mettrait la Cité en ébullition, déclencherait des «combats de bouche» et, sur les réseaux dits sociaux, un tsunami de vitupérations hystérisantes, opposant obtusément les pour et les contre.
    Or, si aujourd’hui la polémique tourne souvent à la guérilla idéologique, cherchant par des formules chocs (les fameuses punchlines), si ce n’est par des vociférations, à faire taire son adversaire ou à rendre inaudible son discours [5] , la polémique est aussi l’expression (certes souvent haïssable) de la vitalité d’une démocratie. Selon le philosophe grec Héraclite, elle en serait même la mère.
    Les conflits d’interprétation, les guerres des idées qu’elle déclenche serait une preuve de la vitalité d’une démocratie. Point de polémique dans les pays totalitaires, ou la pensée unique, dogmatique, écrase toute velléité de pensée critique…
    La polémique, en s’opposant aux positions avancées, en semant le doute chez le locuteur, l’invite à s’interroger et à approfondir une idée, à expliciter et défendre sa position. Elle le pousse à clarifier en fouillant son argumentation, au risque d’ajuster, de corriger, sa trajectoire première, voire d’en changer radicalement…
    Aussi, la polémique (hormis celles tournant au terrorisme intellectuel) ne doit pas être balayé d’un revers dédaigneux, la qualifiant péremptoirement de dérisoire, de stérile, afin de clore net tout débat. Circulez, il n’y a rien à penser [6] .
    La polémique réveille, secoue les certitudes d’être dans le bon camp, oblige à soulever ses œillères pour regarder le couloir d’à-côté, conduit à ne pas foncer en pensant être seul détenteur de la vérité (de sa vérité). Elle contraint à pousser sa réflexion et à peser la qualité, la justesse, la pertinence du message que l’on a souhaité délivrer.

 

[1] « Anonyme, Gabrielle d’Estrées au bain (1594), analyse d’œuvre », 3 janvier 2012.
[2] Délié Graphic accompagne les entrepreneuses dans la refonte de leur identité visuelle.
[3] Camille Froidevaux-Metterie, Seins. En quête d’une libération, Éditions Anamosa, 2020. Voir de la même professeure d’Université : Le Corps des femmes. La bataille de l’intime, Philosophie Magasine Éditeur, 2018.
[4] Voir la récente « fable dystopique » de l’écrivaine Tania de Montaigne, Sensibilités, Paris, Grasser, 2023, qui «dénonce les réécritures à l’œuvre dans le monde littéraire et de l’art sous prétexte de ne pas heurter les sensibilités de chacun. Signe, selon elle, d’une emprise de l’ordre marchand sur les individus.» (Simon Blin et Clémence Mary, «Tania de Montaigne : “Écrire, c’est forcément froisser des gens”», Libération, 27 septembre 2023, p. 18.
[5] Lire le passionnant article de Bernard Jolibert, « À quoi bon polémiquer ? », in L’Enseignement Philosophique, 2018/4 (68 ème année), pp. 19-32. En ligne sur Cairn.info.
[6] Lire de Chloé Morin, « Lorsque le gouvernement ne veut pas traiter un débat, il dit que c’est une polémique », Lefigaro.fr, 21 janvier 2021.

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